Une fois de plus, il avait misé sur son apparence. Haut de forme élégant, favoris entretenus la veille, complet veston marine, chemise de soie blanche, gants de même mouture, chaussures vernies. Kieran s'était regardé une bonne dizaine de fois dans le miroir. Parfait. Il s'était même entraîné à sourire. Le personnage qu'il s'était composé pour cette approche serait à la fois plaisant et énigmatique. Le dandy policé. Il arrangea pour la énième fois le mouchoir dans sa poche de poitrine et réajusta le coffret dans sa main.

Gipsy ne manquerait pas d'être impressionnée par cette arme tirée de la collection personnelle qu'il s'était offerte grâce à son héritage. Grany bien sûr boudait les armes de lâches et préférait les couteaux ou toute autre arme de contact. Mais elle ignorait tout de cette possession.

Il pensa à Gipsy, ou plutôt à l'image mentale qu'il s'était faite d'elle. Poitrine opulente, flamboyante, vive comme les flammes et le sang. Il avait entendu parler de sa voix de canard constamment enroué. Cela ne l'effrayait pas. Il parlerait pour deux, au pire.

Il s'arrêta devant la vitrine du magasin, faignant de s'intéresser aux réclames. Attentif, les yeux à demi perdus dans le vague, grands ouverts dévoilant ses longs cils. Il offrait là son meilleur profil. Puis, mu par une inspiration qui se voulait subite, il entra dans la boutique. Poli, timide, les mains derrière le dos. Il ne venait pas conquérir un territoire. Il voulait simplement en devenir l'invité. Du moins pour le début. Il enleva son chapeau.

Puis, affable, il attendit que la maîtresse des lieux l'honore de sa présence.

......Gipsy s'esquintait à remettre correctement en place le barillet d'une arme depuis une bonne heure. Elle n'y parvenait définitivement pas. Après avoir ajouté quelques modifications, particulièrement en changeant le chien, cela ne l'étonnait pas. Les pièces ne correspondaient plus entre elles.
......Mais cela ne l'empêchait pas de vouloir remonter le revolver; elle insistait. Elle avait les doigts collants de l'huile dont elle se servait pour graisser le métal et empestait la sueur. Elle avait pour habitude de chanter mais ce montage l'énervait plus qu'autre chose, aussi ne faisait-elle que siffler une chanson paillarde idiote.
......Le son de clochette de la porte lui parvint, faible. Elle l'ignora, penchée sur l'arme, retirant le chien pour le changer à nouveau... Elle s'arrêta dans son travail en portant la main à sa bouche, éternua et jura. Elle sortit son mouchoir en tissu, s'essuya le nez, reprit son travail. La forme du chien qu'elle choisit correspondait mieux, mais Gipsy était persuadée que cela n'irait pas; il glisserait lorsque l'on essayerait de recharger. Elle remonta l'arme, fit un tour de barillet, rechargea avec le chien.
......Décidément, la prise en main n'allait pas. Il fallait réellement qu'elle parvienne à mettre ce fichu chien avec ce fichu barillet ensemble, même s'ils ne convenaient pas. Elle aurait à creuser des encoches dans le barillet, sans doute. Elle ferait ça plus tard. Client!

......Gipsy se leva, s'essuya les mains sur un torchon déjà noir de graisse et sortit de l'arrière-boutique pour se retrouver face à un élégant jeune-homme aux larges yeux bleus océan, engoncé dans un complet de bon goût. Par nature, elle arbora un sourire qui s'étendit d'une oreille à l'autre.

— Bonjour! Bienvenue dans mon humble boutique! Puis-je vous être utile?

......Elle s'approcha, envahissante, et vint presque se heurter au haut de forme. Ce client avait une bonne odeur, contrairement à elle, sans aucun doute. Elle continua de sa voix enraillée.

— Vous recherchez quelque chose de particulier?

Si Kieran ne s'était pas départi de son sourire, Granny hurlait au fond de ses pensées. Petite cochonne, vilaine dévergondée, O h, vas te faire rhabiller chez ta mère. Il restait totalement impassible. L'odeur de la jeune femme lui déplaisait fortement. Un mélange presque animal de sueur et de poudre. Mais il n'avait même pas plissé le nez. Il se contenta de se courber légèrement, un pied devant l'autre en une splendide révérence. Romantique archaïque dont il avait l'habitude qu'on accepte les fioritures. Granny se déchaînait, à la limite de l'apoplexie. Et puis, évite de le tripoter avec tes mains violeuses, tu vas l'user.

D'un geste empli de mystère, il tendit le coffret. L'objet, splendidement ouvragé semblait contenir un trésor. Méfie-toi, Kieran, je connais ce genre de filles-là. Elles ont la main leste. Des voleuses ! En un tournemain, elles ont tôt fait de te délester de tes bijoux de famille, et du reste. Il sourit de la manière extatique de celui qui aurait trouvé la façon de mettre Secaria en bouteille et qui s'apprêterait à l'offrir et leva les clenches à la manière d'un prestidigitateur. Il dévoila une sorte de briquet. Ouvragé, certes, mais un briquet. Minuscule. Tu t'attendais à mieux, n'est-ce pas ? Un six coups ? Aussi décevant que les hommes avec leur petit pénis.

"Tadam !"
Il se saisit de l'objet et fit mine de le tendre à la jeune femme mais referma sa main avant qu'elle ait fait mine de s'approcher. Ah, il t'a bien eue, espèce de petite gourgandine. Granny riait. Kieran quant à lui poursuivait sur sa lancée.

"Très chère demoiselle. Je ne vous proposerai pas du feu car cela serait fatal. Car c'est bien d'une arme qu'il s'agit. Une sorte de modèle réduit aux balles létales, spécialement ouvragées pour lui. Idéal comme arme d'appoint, non ? Je l'ai acquis il y a quelque temps dans l'attente de lui trouver meilleur possesseur. Hé bien, je pense qu'il est fait pour vous. Voulez-vous l'observer avant de l'adopter ?"

Mais ne le tripote pas trop. Et n'essaye pas de le mettre dans l'une de tes poches. Je t'ai à l'œil.