V. Histoire:12 Frimaire 638, Falkenur, Twinkil : Naissance d’un beau bébé joufflu et braillard, de parents ouvriers agricoles.
Et ç’aurait pu être le fait le plus marquant d’une histoire banale parmi tant d’autres s’il n’y avait eu Dame Nature et son étrange sens de l’humour. Je vous laisse seuls juges (en vous passant les détails d’une petite enfance normale, heureuse et pleine de rires, de pleurs et d’âneries en tout genre, d’une scolarité boostée par deux parents ne désirant pas voir leur marmot finir aux champs comme eux, etc…).
Ventôse 650, Falkenur, Twinkil :«… Il faut se rendre à l’évidence que le jeune Alphonse Auguste Gawajii est un élément plus que prometteur. Son intelligence et sa rapidité de réflexion sont épatantes chez un enfant de son âge. A côté de lui, les autres cadets de la promotion semblent d’une mollesse déplorable. Et cela s’applique aussi à ses capacités physiques somme toute assez remarquables. Il me semble tout indiqué pour rentrer dans le programme de formation. Cependant, et il est de mon devoir de le noter, sa forte tête devra être jugulée dans l’œuf avant de l’intégrer sous peine de ne le voir devenir un élément incontrôlable. »
D’un geste précis, le sergent Palti plia soigneusement son billet avant de le glisser dans une enveloppe qu’il déposa sur son bureau. Relevant les yeux, il revint à son air de rapace, surveillant ces dizaines d’adolescents en train de réviser leurs examens de fin d’année. Décidément, les centres d’instruction de l’armée ne désemplissaient jamais. Abandonnant là son siège, il se leva faire un tour de la salle pour se dégourdir les jambes. Ce soir, la lettre partirait comme à chaque session à la même époque, direction Neven et son Ministère de la Défense.
27 Prairial 658, Neven, Malengha :Une poignée de main virile et un regard franc.
- Toutes mes félicitations Monsieur Gawajii, ou plutôt devrai-je dire agent Gawajii. Et bienvenue parmi nous.
Il sentait la fausseté depuis son costume anthracite mal taillé jusque son sourire de commercial quinquagénaire à l’haleine chargée. C’n’était guère évident de garder le sourire en songeant qu’on félicitait en même temps qu’on punissait une nouvelle recrue. Quelle idée de faire ombrage à tous ses collègues aussi ?! Mais l’air sobrement heureux était de rigueur aussi Alphonse s’y cantonna-t-il poliment, quand bien même exécrait-il ces burocrates flasques.
- Je sais que ce devrait être un jour de fête pour nous tous, mais notre travail, malheureusement, ne nous laisse pas à loisir de prendre beaucoup de repos. Aussi vais-je laisser l’agent Kurst vous instruire de vos ordres de mission. Encore toutes mes félicitations agent Gawajii, faites honneur à vos supérieurs.
Une dernière poignée de main moite et l’imposante stature obèse du chef des services secrets du gouvernement s’éloigna en direction du buffet servi un peu plus loin. A peine avait-il abandonné sa place face à Alphonse qu’un jeune roquet, du genre de ces parangons d’arrogance à la langue si agile quand il s’agit de sucer du supérieur, vint le remplacer en lui tendant sans plus de cérémonie, une chemise. L’ouvrant à peine, le nouvel agent Gawajii lut :
. Mission : protection/surveillance/liaison avec le prochain convois scientifique pour Adhénor
. Date de départ : 01/07/658
. Durée : indéterminée
Le reste n’était que des détails sans vraiment d’importance aussi referma-t-il la chemise et remercia poliment l’agent Kurst, l’invitant muettement à rejoindre les abords de son chef adoré. Il ne se fit d’ailleurs pas prier, le rejoignant à tire-d’aile comme un pic bœuf le dos de son rhinocéros d’adoption.
03 Germinal 664, Camp de recherches n°ADR526, Adhénor :- Alphonse, vous ne devriez pas fumer cette herbe, vous le savez bien. Dieu seul sait quels effets elle peut avoir, surtout à long terme.
- Qu’importe Rodolphe, elle me calme et c’est bien suffisant. Six ans déjà que je suis ici. J’aimerai bien vous voir vous rester tant de temps, accueillant toujours de nouvelles équipes ici qui repartent avec de nouveaux échantillons et des membres en moins, troquant la viande contre de l’herbe. Cette putain d’plante est peut-être bien la seule chose qui réussisse à me maintenir le moral alors au diable les effets néfastes.
Le Guide baissa les bras et laissa le chef de la sécurité à son nuage de fumée bleuâtre. Alphonse n’avait pas tord dans le fond. En six ans de service sur Adhénor, il n’avait eu droit qu’à trois mois de vacances, enfin si on peut appeler des vacances un rapatriement sanitaire urgent suite à un grave éviscération. Quelle idée d’essayer de sauver un scientifique imprudent des griffes o combien nombreuses et variées de l’île ?! Les erreurs de la jeunesse…
Dans son coin Alphonse ressassait comme à chaque fois ses pensées amères : depuis les raisons de son poste fixe ici jusqu’au vide cruel de sa vie privée totalement inexistante, en passant par ses foutues armées de scientifiques débarquant continuellement, surfant sur la vague de fonds du trafic de drogue. Heureusement qu’il avait découvert cette plante aux abords de son baraquement deux ans auparavant. Quelle étrange folie ou subtile intuition l’avait poussé un jour à essayer de couper son tabac avec ? Devenu depuis dépendant, il avait cependant retrouvé une sérénité d’esprit uniquement troublée lorsqu’il ne fumait pas. Il était d’ailleurs tellement serein en plein trip, que jamais la présence de la plante très localisée aux abords de chez lui ne l’avait étonnée. Pas plus d’ailleurs que les autres scientifiques. Qui irait s’intéresser à un couvre-sol, dru comme du chiendent et continuellement fleuri de clochettes minuscules aux couleurs opalines, à part un exilé en pleine dépression ?
Une cloche se mit à retentir. Les éclaireurs devaient avoir noté un déplacement inquiétant de la faune locale et rappelaient ainsi les scientifiques sur le terrain vers l’enceinte du camp. Alphonse se leva de mauvaise grâce, une cigarette coincée au coin des lèvres, armant déjà son Blacklight.
- Espérons que ce n’soit pas encore ces foutus rongeurs rouges…
Il sortit dans la chaleur étouffante de la jungle, la machette lui battant la cuisse.
03 Germinal 665, Siège des services secrets, Neven, Malengha : Monsieur, j’ai au regret de vous annoncer que nous venons de détecter un SAINT naissant chez l’agent Gawajii. Merci de prendre les mesures nécessaires.
Rapport médical annuel des agents en service sur le terrain.
20 Prairial 665, Camp de recherches n°ADR526, Adhénor :Une lettre comme une claque…
- Des indemnités ?! Mon cul !
Le bureau vola dans la petite baraque de bois, répandant son flot de stylos et de rapports à même le sol.
- Putain de merde !!! J’vais crever …
Le lieutenant Alphonse se laissa tomber lourdement sur son lit de camp sous les yeux navrés du major Taylac. Arrivé il y’a peu, l’homme venait le remplacer dans sa charge de chef de camp. Prenant sa tête à deux mains, Alphonse éclata d’un rire nerveux malgré des larmes qui perlaient dans sa barbe naissante. Son univers volait en éclat. Sa vie réduite à néant par une simple lettre formelle où on lui apprenait tant sa maladie que son congé des services du gouvernement, le tout poliment lustré d’un remerciement sincère pour bons et loyaux services.
27 Prairial 665, Camp de recherches n°ADR526, Adhénor : Un sac de commando jeté sur l’épaule, Alphonse grimpa à bord du bateau de rapatriement sans même un au revoir à l’équipe scientifique venue lui faire ses adieux. Derrière lui, les gardes du camp chargeaient 5 énormes caissons de « production adhénorienne », le tout en direction de Neven.
31 Brumaire 665, port de Miridia, Vanor :Le camion lourdement chargé débarqua sur le sol gelée de Miridia. A son bord, Alphonse et ses nouvelles acquisitions. La température extérieure ne le dérangeait pas outre mesure depuis qu’il avait contracté sa maladie mais il s’était quand même chaudement vêtu, ne laissant dépasser que ses dreadlocks comme partie visible de son corps. Le moteur ronronnait dans son nuage de vapeur. La route jusqu’à Secaria ne serait pas de tout repos mais bon, c’était bien encore le seul endroit où il pourrait finir tranquillement ses jours. Et vu le climat, ses drogues et autres médicaments seraient sûrement les bienvenus.
L'herbe d'Alphonse :Ne cherchez pas cette plante ailleurs en Adhénor qu'en la proximité d'Alphonse. l'hypothèse la plus probable est qu'Adhénor, dans sa magnifique et verdoyante intelligence évolutive, a réagi au pouvoir d'Alphonse en faisant pousser ce spécimen. De l'humus importé spécialement d'Adhénor lui sert d'ailleurs à faire pousser cette plante pour sa consommation importante.
Etrangement, elle n'a d'effets que sur Alphonse (elle renverse son pouvoir et le fait voir la vie en rose/mauve/jaune canari/vert pomme/ lbeu azur... enfin z'avez compris l'truc quoi ?!), et ses effets sont de très courte durée, de l'ordre de quelques minutes dans le système sanguin. Aussi Alphonse passe-t-il son temps à en fumer histoire de ne jamais atterrir et devoir affronter la réalité qu'il exècre.