Histoire
« Bizarrement, on ne sait pas grand-chose de Salem…Les ragots qui circulent sur lui n’ont ni queue ni tête…Et ceux qui les racontent non plus. »James, ex-camarade d’armée
Mon nom est Jérusalem Yisraël fils de Yéhouda, ce qui veut dire : celui qui tend vers le but espéré combattra et remerciera.
Mais on m’appelle Salem.
Ce qui ne veut rien dire.
La détonation a résonné longuement dans son ventre, mais la lumière de l’explosion, elle, n’a pas persisté.
Le champignon de lumière orangée épousa la jungle. Bam, bam, bam. Dans le noir, c’était plutôt beau à ressentir.
Salem jeta la douille de la grenade un peu plus loin et entreprit de ramper dans les fougères et les buissons. Il avait de la boue dans la bouche et sur le visage. Dans la jungle, on ne le repérait qu’à peine, mais à peine, c’était suffisant.
Il ne s’était pas senti aussi heureux depuis son enfance.
Gamin, il passait toutes ses journées dehors. Il chassait les lézards dans le désert noir, sous les rochers. Montait des tentes. Gardait les chamels. Endurait les enseignements de son père. Les morales de sa mère. Ecoutait les légendes sur son peuple. Les gitans étaient une peuplade très ancienne et ancrée dans ses traditions, qui survivait de l’élevage de chamels, de la vente de leur lait et de leurs tissus artisanaux, et mal considérée par l’Etat. Mais il s’en foutait. Il avait été heureux.
Au fond, que ce soit de la boue ou du sable, des lézards ou des Ty-Rex, quelle importance ?
Il jeta un coup d’œil à droite, vérifia que Klaes était à son poste. C’était le cas.
Son sourire de crocodile s’agrandit.
Klaes, c’était son meilleur ami. Son pote. Salem l’avait rencontré à ses onze piges. Il venait de se foutre sur la gueule avec les caïds du coin qui avaient pris l’habitude de le racketter. On n’aimait pas sa gueule écrasée et ses petits yeux clairs. L’un d’eux avait voulu jeté son étoile d’or dans le truc boueux qui leur servait de rivière, dans la ville.
Jamais Salem n’avait laissé quiconque toucher à son étoile. Jamais. C’était son cadeau de naissance. Pour lui dire qu’il était l’élu choisi par son père pour prendre le relais. Il se demandait encore : ‘mais de quoi ?’ Il se souvenait du visage souriant et parsemé de rides du patriarche alors qu’il lui répondait, dans sa langue maternelle : ‘Tu comprendras lorsque tu seras grand.’
Mais il n’y avait pas eu de relais à prendre. L’Etat avait tué son père et le reste de la ‘tribu’ avait accepté son chantage : ils avaient rejoint la sédentarisation urbaine. S’étaient livrés à la broyeuse d’individualités, et avaient livré leurs gosses en même temps. Tous ingénus. Pour l’éducation, le métier, la richesse, le confort.
Fils de putes.
Il avait menacé Klaes de le balancer à l’eau, lui aussi. Mais l’autre gosse n’avait pas eu peur. Ah ouais ?
Quel blasé, ce type.
Mais on pouvait compter sur lui. Ça, c’était sûr.
A gauche, maintenant. Merde. La bête se rapproche.
Il fit un signe de la main droite. Des types en position sur les branches armèrent leur Jezail à l’unisson et tirèrent. Cinq balles filèrent dans les airs. Le Ty-rex était à quoi, cinq mètres de lui ? Il aimait sentir tous les pores de sa peau s’étiraient, suintaient la sueur piquante de la peur, l’odeur de la boue, l’humidité des tréfonds de la jungle. Il se ramassa sur les genoux et roula sur le côté.
Pourquoi était-il là ? Pour nettoyer le camp. En Adhénor, peu d’endroits intéressaient l’armée. Mais il y avait ce camp d’entraînement, réservé aux chercheurs et aux durs à cuire. Salem se comptait dans la dernière catégorie. Ce n’était pas de tout repos, et il se passait toujours quelque chose dans cette cambrousse. Il aimait bien ça.
Il se battait depuis qu’il était né, c’était normal qu’il continue. Il ne se posait même pas de questions. C’était…Il était comme ça. Au-dedans et au dehors, il était. Boxeur debout contre la norme.
La boxe, il avait commencé très tôt. A l’autodidacte, en frappant d’autres gamins, de préférence. Ou en se prenant une rouste. Il ne gagnait pas toujours. Mais il ne supportait pas qu’on se moque de sa mère ou de ses sœurs. ‘Quoi, elles portent des voiles, tes frangines ? Aha ! Le rat dégoût !’ Rat dégoût, une insulte de gosses de riches, bien élevés et snobinards à souhait. Une expression centrale.
Sa mère en pleurait la nuit, en le voyant lui échapper chaque jour un peu plus. La famille gitane se taisait sous les ordres de ces connards de bourges. Salem les détestait. Les bourges, mais aussi ses oncles et ses tantes qui s’étaient soumis, qui avaient baissé leur fut soi-disant pour éduquer leurs enfants et les intégrer à la civilisation et s’étaient salement fait prendre par-derrière par des inspecteurs fiscaux et des fonctionnaires ravis de leur tournée. Quelle civilisation ? Qu’est-ce qu’il y avait de glorieux à vivre comme ces centraux mous et bêtes, ces fondus-dans-la-masse lâches, hypocrites et gouvernés par cette idée absurde, profondément contre-nature du facile et du confortable ? Qu’est-ce qu’il y avait de bien à se ‘normaliser’ ? Ils étaient si fondamentalement différents.
Son père n’aurait jamais fait ça. Jamais. Son père aurait résisté. Il avait résisté, d’ailleurs.
Mais il se trouve qu’il n’avait plus de père. Il avait juste une étoile, des prières et des légendes. Pas de quoi péter un coup. Et sa niaque au fond du bide pour lui tenir chaud les nuits où il n’y avait que du creux au dedans. Il se foutait du reste. Son père aurait dit quelque chose, mais il n’était pas là. Amîdane.
On fait avec ce qu’on a. Œil pour œil et dent pour dent.
Dans la profession qu’il avait choisi, son agressivité et sa hargne étaient des qualités. Être militaire, ça se méritait. Il avait bien fait de s’orienter là-dedans. On lui avait assez rapidement proposé d’intégrer un corps plus spécial de l’armée.
Il était devenu militaire à cause de Klaes, d’ailleurs. Quand ce grand couillon lui avait dit qu’il préparait un concours, il l’avait aidé à réviser. Puis il l’avait passé aussi. Les deux avaient été pris à l’internat du collège. Klaes était meilleur que lui, mais ça ne perturbait pas Salem. Il préférait le terrain, de toute façon. Où ses longues journées passées à courir dans le désert l’avaient surclassé sur ses petits camarades qui s’essoufflaient au bout d’une centaine de pompes. On l’avait pris pour un con, au début. Une sorte de montagne de muscles sans idées et sans principes. Il avait dû mordre un peu pour qu’on le prenne au sérieux.
Il passait beaucoup de temps chez son ami. Ça lui évitait de devoir rentrer chez lui. Où il voyait comment l’Etat faisait pour éliminer les étrangers qui le dérangeaient : à coup de binouzes. Les fonctionnaires leur offraient de l’alcool à foison pour les éthyliser à leur niveau. On n’imagine pas à quelle vitesse on peut devenir accro au Maltat. Et à quelle vitesse on devient gros, laid, bête et méchant. Lui avait horreur de l’alcool, encore plus horreur lorsque sa mère lui demandait d’aller chercher sa bouteille pour elle. Cachère ! Alors il allait chez Klaes. Et ses frères et sœurs. Il avait beaucoup de lien avec eux. C’était sa famille, en somme. Et de bons potes. Il avait l'habitude de leur dire : Kaleb. Ce qui les faisaient marrer, vu qu'il ne comprenait rien à son créole.
Ah, mais de quoi parlait-il. Un homme n’avait pas besoin de famille. Il l’avait clairement expliqué à sa génitrice quelques années plus tôt. Qu’il ne s’appellerait plus jamais Jérusalem. Qu’il ne fêterait plus de fêtes païennes. Qu’il ne prierait plus une espèce de dieu plus impotent qu’omnipotent. Le clash avait été violent. Les deux partis avaient mis du temps à se réconcilier. ‘Tu n’es pas ma mère.’ ‘Tu n’es pas ton père.’ Qu’est-ce que ça voulait dire, au juste ? Ça ne voulait rien dire.
Le Ty-rex se replia au sol, cruellement blessé. Son treillis frotta contre le sol tandis qu’il se rétablissait.
Nouveau signe. La partie était terminée. On acheva proprement l’animal. Les blessés rejoignirent l’infirmerie, les autres firent péter le champagne.
Un beau jour de plus pour l’officier Yéhouda.
« Madame Zolnerowich. »Il l’invita poliment à prendre place à ses côtés. L’inhumation des dernières propriétés de Klaes débutait. Les jumeaux et la cadette étaient présents, eux aussi.
Klaes était mort dans un accident de travail. Un sale truc. Salem avait soigneusement évité les questions de sa famille. Renfoncé dans un mutisme nécessaire, il ne marquait aucun signe visible d’émotion. Klaes était mort. C’était le genre de choses qui arrivait lorsqu’on pratiquait…le genre de boulot qu’il faisait. En passant près du pseudo-tombeau, il déposa sa pierre, coutume traditionnelle. Classique. Klaes était mort. Un accident. Un sale truc. C’était classique.
Dans la pierre, un éclat d’argent. Une certaine balle perdue qui avait fait l’objet de bonnes plaisanteries. ‘Lévi.’ Un truc qu’il avait gardé, comme ça, sans y penser. Quelque chose qui prenait soudain un sens. Comment les choses faisaient-elles pour prendre un sens, comme ça, d’un seul coup, parce que votre meilleur pote est mort ?
Cet accident fut comme un coup de fouet pour Salem. Ou un méchant coup de poing dans la gueule de la part du réel.
Peut-être était-il temps qu’il devienne autre chose que ce manouche taciturne et mal souriant qu’on tâchait d’éviter. Ne méritait-il pas mieux que ça ? Son père l’avait ‘élu’ au berceau. Sa famille l’avait doté d’un nom bien particulier. Il représentait quelque chose. Il était quelqu’un. Quelqu’un d’autre que le rat dégoût. Un rat de dieu. Un radieux.
Il méritait mieux.
D'ailleurs, il n’était pas le seul à mériter mieux. ‘Tu comprendras…’ Devant la tombe vide de Klaes, Salem pensa à l’urne tout aussi vide qui ornait l’étagère de la casbah maternelle, et son inscription : Néhémia. Il pensa à une étoile d’or et rouillée, parce que tant de mains avant même l'Apocalypse l'avait serré pour prier. Il comprenait.
Plus tard, Salem retourna auprès de sa mère. La discussion qui s'ensuivit ne fut jamais relatée, d'un côté comme de l'autre.
Etrangement, sa promotion au poste d’officier colonel coïncida avec la re-nomadisation du clan gitan qui repartit dans ses errances chamarrées. Il fut accordé à son père une reconnaissance officielle dans les dossiers administratifs et les policiers qui l’avaient abattu furent jugés et passés en prison, ce qui provoqua un véritable scandale politique et certains fonctionnaires furent jugés comme étant les instigateurs de ce crime. L’affaire fut évoqué dans quelques journaux et des actions culturelles lancées ici et là tâchèrent d’améliorer la vision du citadin sur ses compatriotes nomades. Un discret alinéa s’ajouta à la constitution étatique, indiquant que le racisme, la discrimination et la violence n’étaient plus acceptés. Et l’Etat ne moufta pas tout le long de ce monumental renversement de situation.
Un beau mois de plus pour le Colonel Jérusalem Yéhouda.
Et de quoi se frotter les mains pour quelques-uns.
Quelques années passèrent. Oh, pas beaucoup. Juste assez pour caser une ellipse temporelle et cacher quelques détours de parcours. On réserve de quoi surprendre.
Salem, confortablement installé dans son fauteuil de cuir, vêtu uniquement d’une serviette de bain blanche, reçoit sans sourciller quelques messieurs vêtus de noir, qui, eux, restent debout et bien droit.
On tient les comptes de vos activités, dit l’un.
On tient les comptes de vos actes passés, dit l’autre.
On tient les comptes de vos actes à venir.
On vous tient.Lorsque ces messieurs partent, Salem se surprend à retourner entre ses doigts un carton d’invitation. ‘Mariage.’ Il parcourt la liste des invités, le menu, retourne les documents et observe l’adresse.
Etonnant, toutes ces coïncidences.
Quelques jours plus tard, le Colonel démissionne. Fiasco dans l’assemblée militaire.
Reprenant ses guêtres de gitan, Salem embarque quelques affaires dans un sac et part vers une certaine ville de Vanor.
Amîdane.
Nota Bene : L'histoire de Salem, en particulier la partie concernant ses origines 'gitanes', est fortement inspiré de faits et de cultures réelles ( sujet qui peut être sensible j'imagine) mais aussi d'imaginaire. Je laisse ça à vos avis, validation, questions....